Le châtiment
Lorsque Peggy reprit conscience, elle se trouvait enchaînée au fond d’un cachot. Sébastian, lui aussi entravé, dormait à ses côtés. Quant au chien bleu, on l’avait ficelé comme un saucisson.
Ranuck, debout sur le seuil de la geôle, les observait d’un œil amusé. Il avait recouvré son apparence humaine, mais sa peau déchirée était couturée de points de suture, si bien qu’il avait l’air d’une poupée de chiffon mal recousue.
— Je t’avais prévenue, ricana-t-il. La Bête voit tout. Je suis ses yeux, ses oreilles, sa vengeance. Elle est en moi, elle me prête sa puissance quand j’en ai besoin. Tu aurais pu devenir l’une des nôtres…
— Vous voulez dire une pieuvre bleue ? siffla la jeune fille avec insolence. Merci bien, d’après ce que j’ai pu en voir ça ne me fait pas trop envie. Les ventouses ne me vont pas au teint.
— Comme tu veux, soupira Ranuck. Je n’ai pas de temps à perdre avec toi. J’ai ordonné aux gardes de vous jeter dans la grande crevasse, celle qui descend directement au cœur de l’œuf. De cette manière vous tomberez droit dans la gueule de la bête. Ainsi prendra fin la série Peggy Sue et les fantômes… Vos lecteurs ne verront jamais paraître de tome VII ! J’avoue que je m’en réjouis car cette série m’a toujours agacé[20].
Il se détourna dans un grand froissement de soie et disparut dans le couloir pendant qu’un soldat verrouillait la porte du cachot.
Après son départ Peggy Sue se creusa la tête pour imaginer un moyen d’évasion mais ne trouva rien. Lentement, Sébastian sortit de son coma. Il s’assit, les yeux gonflés de sommeil.
— Si j’en juge par les chaînes dont nous sommes couverts, nous avons échoué, grommela-t-il.
— Oui, murmura la jeune fille. L’empennage de la flèche géante était défectueux. Elle est partie de travers. Elle a manqué la faille d’une dizaine de mètres.
— Que va-t-il se passer maintenant ?
Peggy le lui expliqua.
Elle achevait à peine son récit quand les gardes firent irruption dans la geôle.
— C’est l’heure, dit celui qui les commandait. En route pour la crevasse. La Dévoreuse attend son déjeuner.
La petite troupe quitta le palais royal pour gagner la plaine. Jusqu’au bout Peggy espéra un miracle. Elle imagina que Servallon, le vieux scribe, ou Goussah, le coureur, allaient leur porter secours, mais personne ne vint, et ils se retrouvèrent bientôt au bord de l’immense faille. La flèche géante plantée de travers étirait son ombre sur la lande, la transformant en cadran solaire.
— Un dernier souhait ? s’enquit le centurion qui n’était pas mauvais homme.
— Déliez-nous les mains, demanda Peggy, nous voulons mourir libres.
— D’accord, fit le soldat, et il ordonna qu’on les libère.
— Ne nous poussez pas, ajouta la jeune fille, laissez-nous sauter de notre propre initiative.
Et elle s’avança vers la crevasse.
Dès qu’elle eut tourné le dos aux centurions, elle prit la main gauche de Sebastian et cala le chien bleu sous son autre bras.
— Tu as récupéré tes forces, n’est-ce pas ? chuchota-t-elle au jeune homme. Tiens-moi très fort par la main. Quand nous sauterons, essaye d’agripper quelque chose : une saillie, une racine… et plaque-toi contre la paroi. Ils croiront que nous sommes tombés dans le gouffre et ils s’en iront. Tu nous hisseras à la surface dès qu’ils seront partis.
— Je vais essayer, souffla le garçon.
Arrivés au bord de la lézarde ils s’embrassèrent… et sautèrent dans le vide.
Dès qu’ils commencèrent à tournoyer dans l’abîme, Sebastian lança sa main droite vers la paroi de granit et s’accrocha à une pierre saillante. Leur chute s’arrêta brutalement, mais ils restèrent plaqués contre la muraille, à se balancer au-dessus du précipice. Sebastian crispait les doigts de sa main droite sur le caillou ; de la gauche il tenait Peggy Sue qui, elle, serrait le chien bleu sous son bras !
Ils restèrent un moment silencieux pour laisser le temps aux soldats de s’éloigner, puis le jeune homme se mit à gigoter pour essayer de localiser une encoche où poser les pieds.
— Bon sang ! haleta-t-il après une minute de vains tâtonnements, il n’y a rien… Pas une seule corniche… Rien… Je ne vais pas pouvoir rester comme ça éternellement. Vois-tu quelque chose ?
— Non, souffla Peggy. C’est lisse… Du granit, partout du granit… Pas de racines, pas de prise nulle part.
— Je pourrais essayer de t’imprimer un mouvement de balancier, hasarda Sébastian, et t’expédier vers la surface. Avec un peu de chance tu retomberais sur la plaine.
— Non, protesta Peggy, c’est trop risqué. Et puis tu n’auras pas assez de force pour m’expédier si haut ! Nous sommes à plus de vingt mètres sous la terre.
— Alors nous sommes fichus, murmura Sébastian. Dès que mes forces s’épuiseront, je serai forcé de lâcher prise.
— Je suis désolée, gémit Peggy. J’espérais qu’il y aurait des racines, une plate-forme… Au lieu de ça c’est une vraie cheminée, toute droite… toute lisse.
— Ce n’est la faute de personne, philosopha le chien bleu. C’était une belle aventure.
Peggy Sue tressaillit, quelque chose était en train de lui chatouiller le nez. D’abord elle crut qu’il s’agissait d’une toile d’araignée, puis elle se rendit compte que quelqu’un était en train de descendre une corde dans la faille. Une grosse corde à nœuds.
— Hé ! cria-t-elle.
— J’ai vu… haleta Sébastian.
Peggy leva les yeux. Des ombres se pressaient en haut, sur le pourtour de la crevasse.
— Ça va ? tonna une voix amplifiée par la voûte. C’est moi, Massalia ! Tenez bon, nous allons vous tirer de là.
Peggy connut une seconde d’intense frayeur quand Sebastian dut lâcher prise pour saisir au vol la corde qui pendait sous son nez, mais l’opération se passa pour le mieux. Dès que les adolescents eurent empoigné le filin, les hommes du général les hissèrent à l’air libre.
Une fois à la surface, le chevalier les poussa vers un chariot bâché.
— Vite ! ordonna-t-il, inutile de nous faire repérer par les gardes de Ranuck. Mon campement est à trois kilomètres. Vous y serez à l’abri.
La carriole s’ébranla en grinçant. Massalia vint rejoindre les jeunes gens sous la bâche et leur tendit une gourde afin qu’ils se désaltèrent.
— Désolée pour l’arbalète, s’excusa Peggy, ça a raté.
— Je sais, bougonna le chevalier, ce n’était pas votre faute, l’empennage était de travers. Je suppose que Ranuck avait pris la précaution de le saboter pour que la flèche n’atteigne pas sa cible. J’aurais dû y penser. J’ai été stupide. Ce n’est pas de cette manière qu’il fallait s’y prendre.
— Allez-vous attaquer le palais ? s’enquit Sebastian.
Le vieux chevalier eut un rire amer.
— Je n’ai pas assez d’hommes, lâcha-t-il. À peine une petite troupe. La plupart sont vieux, comme moi. Ce sont d’anciens compagnons de guerre qui devraient être depuis longtemps à la retraite.
— Alors c’est fichu ? dit tristement le jeune homme.
— Pas encore, murmura le général. Il nous reste encore le plan B. Avez-vous entendu parler des îles volantes ?